les cahiers de doléances
Dans la France d'Ancien régime, on désignait sous l'appellation de cahiers de doléances des recueils où étaient consignées les représentations et protestations adressées au roi par les états généraux ou provinciaux. Les plus nombreux, et historiquement les plus importants, sont ceux qui furent rédigés lors des réunions provinciales qui, durant le printemps 1789, préparèrent la réunion des états généraux.
Par l'ampleur de la consultation dont ils sont le résultat, ces cahiers constituent un document exceptionnel sur l'état de la France. La France comptait alors 26 à 27 millions d'habitants, presque tous membres du tiers état ; quelque 250 000 personnes étaient nobles ; le clergé comptait 120 000 membres. Les cahiers montrent tout d'abord que la France n'est pas encore une nation au sens moderne du terme : les Français du peuple se considèrent d'abord comme membres de la communauté de tel village, de telle seigneurie ou de telle province, et le roi leur semble souvent lointain. Le royaume n'a pas encore rompu avec certaines idées centrales de la féodalité : ainsi, parmi les doléances les plus fréquemment exprimées revient l'idée fort ancienne que le roi devrait, comme le seigneur local, « vivre du sien », c'est-à-dire des revenus de son propre domaine, et ne pas exiger sans cesse des contributions extraordinaires que les pauvres paysans ne peuvent acquitter qu'au prix de grandes misères. Les cahiers de doléances invitent ainsi à une réflexion historique et politique sur la réalité d'un pays qui, en quelques mois, va bouleverser l'histoire du monde occidental.
La rédaction des cahiers
Les cahiers de doléances furent rédigés dans les cadres administratifs traditionnels de la monarchie. Ces cadres étaient d'une diversité et d'une complexité telles que, souvent, les cahiers demandèrent que l'administration soit simplifiée.
Les divisions administratives du royaume
Les paroisses, dirigées sur le plan religieux par le curé, se confondaient avec les communautés civiles qu'administrait l'assemblée du « général des habitants », laquelle élisait son syndic et se réunissait plusieurs fois chaque année, à l'issue des vêpres le plus souvent. Dans les villes, qui se distinguaient des villages alentour à la fois par la possession de remparts (ou d'anciens remparts) et par l'exemption de certains impôts (la taille ou la gabelle, par exemple), la direction était assurée souvent par un conseil municipal (échevins, avec un maire à leur tête, par exemple). L'impôt (la taille) était établi selon un territoire (la collecte) qui ne recoupait pas toujours celui des villes et des villages, et sa répartition entre les « taillables » était établie à la suite d'une délibération municipale.
Les divisions supérieures étaient elles aussi diverses : les paroisses étaient regroupées en diocèses ; les collectes en élections ; les villes et villages, sur le plan judiciaire, en sénéchaussées dans l'Ouest et le Midi, en bailliages dans le Nord et l'Est, sur le plan militaire en gouvernements, sur le plan administratif en généralités et provinces. Les bailliages étaient divisés en bailliages principaux et secondaires, les seconds étant rattachés aux premiers.
La convocation aux états généraux (24 janvier 1789)
Les états généraux furent convoqués par la Lettre du roi pour la convocation des états généraux à Versailles, le 27 avril 1789, et règlement y annexé, datée du 24 janvier 1789. Le roi y déclare : « Nous avons besoin du concours de nos fidèles sujets pour nous aider à surmonter toutes les difficultés où nous nous trouvons, relativement à l'état de nos finances, et pour établir, suivant nos vœux, un ordre constant et invariable dans toutes les parties du gouvernement qui intéressent le bonheur de nos sujets et la prospérité de notre royaume. » Le règlement annexe, en cinquante et un articles, précisait les modalités de convocation des assemblées et la procédure pour la rédaction des cahiers de doléances, ainsi que pour l'élection des députés. Une liste des bailliages et sénéchaussées était annexée à la Lettre. Les élections aux états généraux se déroulèrent à quatre niveaux : les corporations et les habitants libres élurent leurs députés au niveau des villes, puis ces députés s'assemblèrent pour de nouvelles élections au niveau des bailliages secondaires, où ils désignèrent leurs députés au niveau des bailliages principaux ; enfin, ces députés élurent les députés aux états généraux.
Les assemblées locales et régionales (février-mars 1789)
La complexe machine administrative put retransmettre rapidement la lettre du 24 janvier dans l'ensemble du royaume en moins d'un mois, de sorte que les assemblées locales purent se tenir, pour la plupart, entre le 22 février et le 8 mars suivants. Elles se déroulèrent en général là où le prescrivait le règlement du 24 janvier, c'est-à-dire au lieu de réunion habituel des assemblées communautaires – parfois cependant, les membres du tiers état se réunirent au presbytère ou chez le notaire, voire au château seigneurial.
Le clergé et la noblesse tinrent leurs assemblées au chef-lieu du bailliage principal ; ces deux ordres étant peu nombreux, l'organisation des élections des députés ne présentaient aucune difficulté.
La procédure fut plus complexe pour le tiers état : quatre types de communautés pouvaient élire des députés à l'échelon supérieur, celui du bailliage secondaire. Les juridictions de bailliages, d'élections, de greniers à sel, etc., élisaient 2 députés pour 100 comparants ; les corporations d'arts libéraux (médecins, chirurgiens, imprimeurs…) élisaient 2 députés pour 100 comparants, 4 jusqu'à 200, etc. ; les corporations d'arts et métiers (boulangers, maçons…) élisaient 1 député pour 100 comparants, 2 jusqu'à 200, etc. ; les habitants libres ou bourgeois n'appartenant à aucun des trois groupes précédents élisaient 2 députés jusqu'à 100 comparants, etc. Les assemblées des villes se réunirent sous la présidence du maire pour rédiger le cahier du tiers état et élisaient à voix haute leurs députés. Chaque ville avait droit à quatre députés, sauf si elles étaient très importantes (Tours, par exemple, en eut vingt-quatre). Ces députés du premier échelon étaient chargés de porter le cahier de doléances à l'assemblée du tiers état du bailliage secondaire.
Dans les campagnes, l'assemblée de la communauté réunissait tous les habitants imposables de vingt-cinq ans au moins, domiciliés sur place – certaines femmes chefs de famille participèrent à ces assemblées dans quelques paroisses. Les villages élisaient 2 députés jusqu'à 200 feux, 3 jusqu'à 300, etc.La participation des Français appelés à rédiger les cahiers et à élire leurs députés à ce premier échelon fut très inégale, de 10 %, voire moins, dans certaines paroisses, jusqu'à 100 % par endroits. Il faut donc, pour évaluer avec justesse l'image que les cahiers de doléances donnent de la France en 1789, ne pas oublier qu'une minorité de membres du tiers état participèrent aux assemblées – la quasi-totalité des femmes, les domestiques et valets, les pauvres non taillables en étaient exclus – et que les cahiers furent le plus souvent rédigés par les plus instruits des sujets présents. Le vote n'était pas secret.
Au niveau du bailliage secondaire, les assemblées ne devaient pas excéder 200 députés ; on y rédigeait un premier cahier de synthèse. Là, un quart des députés étaient envoyés à l'assemblée du tiers état du bailliage principal – on parlait de députés « au quart réduit ». À leur tour, ces députés à l'assemblée du bailliage principal rédigeaient un cahier de synthèse à partir des cahiers du bailliage secondaire et élisaient, cette fois au scrutin et non à voix haute, leurs députés aux états généraux du royaume.
Alors que les paysans représentaient plus des quatre cinquièmes de la population du royaume, les barrages qu'ils devaient franchir leur interdirent de fait de participer aux états généraux de Versailles puisqu'ils devaient être élus localement pour porter le cahier de doléances de leur communauté au bailliage, où furent en général choisis ceux qui savaient lire et écrire, d'où une surreprésentation des hommes de loi.
Les élections et le complexe mode de scrutin donnèrent lieu à divers abus, souvent dus aux privilégiés qui cherchaient à empêcher les réformes et parvinrent à écarter les représentants du peuple des députations au niveau du bailliage ou du royaume.
Les cahiers des trois ordres
Parfois les cahiers regroupés par ordre au niveau du bailliage furent rédigés, voire imprimés, parfois il s'agit plutôt d'une suite d'articles non développés, sous forme de canevas. De nombreuses doléances se retrouvent dans un très grand nombre de cahiers, dans l'ensemble du royaume. Dans les cahiers du premier échelon, des doléances particulières sont à signaler, qui correspondent bien entendu à une situation locale – à propos des abus de tel seigneur ou de telle communauté monastique par exemple – et donnent en général lieu à une description précise. Ces doléances particulières sont celles qui permettent le mieux de découvrir la vie quotidienne des Français, du fait de la précision des faits relatés ou des demandes présentées.
Certains cahiers sont très courts, d'autres fort longs ; ils sont rédigés sur des papiers disparates, le plus souvent signés, ainsi que le prescrivait le règlement du 24 janvier, mais certains ne le sont pas. Les styles, l'écriture, l'orthographe varient considérablement d'un cahier à l'autre, mais la plupart se rejoignent par l'incohérence relative de leur composition : les doléances peuvent commencer par le problème des impôts pour poursuivre sur le thème de la justice avant de revenir aux impôts, etc.
Le contenu des cahiers du clergé
Se voulant le défenseur de la religion, le clergé demande souvent que seule la religion catholique soit reconnue, et condamne l'édit de novembre 1787 accordant l'état civil aux protestants. D'une façon générale, le clergé évoque souvent la dissolution des mœurs ou la régression de la morale, et demande en conséquence la suppression de certaines fêtes – d'accord en cela avec les cahiers des paroisses rurales les plus pauvres –, à la fois parce que certains paysans pauvres ont besoin de pouvoir travailler tous les jours de l'année et parce que ces fêtes sont devenues des prétextes pour les débordements licencieux, au lieu d'être propices à une attitude de recueillement religieux.
Parfois le clergé offre le renoncement solennel à toute exemption et privilège. En tout cas, très souvent sensible à la misère du peuple et à la nécessité d'entendre cette partie des sujets, le clergé demande que les états généraux se réunissent de façon périodique, notamment pour décider des impôts.
Le contenu des cahiers de la noblesse
La noblesse se partageait entre une fraction libérale et une part conservatrice. Dans le centre de la France, l'influence du duc d'Orléans, l'un des nobles libéraux les plus en vue, fut considérable, d'autant qu'il était grand maître de la franc-maçonnerie et que ses Instructions envoyées par S.A.S. Monseigneur le duc d'Orléans [1789], sans doute rédigées par Choderlos de Laclos, servirent de base à la rédaction des cahiers de la noblesse là le duc était influent ou possessionné. Ainsi, les cahiers de doléances de la noblesse de Touraine demandent, dans leur article premier, la « liberté individuelle », l'abolition des lettres de cachet, que « les députés aux états généraux [soient] déclarés inviolables », « la liberté de publier ses opinions » ; dans les articles suivants, que « tous les impôts actuellement existants [soient] déclarés illégaux dans leur extension ou origine, mais prorogés dans leur perception jusqu'à ce qu'il y ait été pourvu par l'Assemblée des états généraux », « le respect absolu pour toutes lettres confiées à la poste ». L'article 5 affirme : « Les états généraux prendront acte de la déclaration qu'a faite Sa Majesté du droit imprescriptible appartenant à la Nation d'être gouvernée par ses délibérations durables, et non par les conseils passagers des ministres ; et lesdits états généraux déclareront qu'à l'avenir aucun acte public ne soit réputé loi, s'il n'est émané de la volonté des états généraux, ou consenti par eux, avant que d'être revêtu du sceau de l'autorité royale ». Certaines assemblées de la noblesse demandèrent que les états généraux établissent une Constitution.
Dans l'ensemble, la noblesse, qu'elle fût libérale ou conservatrice, demandait pour elle-même divers avantages, comme la suppression de la Bastille ou l'interdiction de tout impôt non consenti par les états généraux. Elle proposait que le clergé payât la dette du Trésor royal. Enfin, certains de ses cahiers proposaient l'abolition des droits féodaux, sous la condition de leur rachat.
Le contenu des cahiers du tiers état
Les cahiers du tiers état commencent presque tous par remercier le roi d'avoir convoqué les états généraux, certains allant jusqu'à prédire au monarque une gloire éternelle, non sans associer parfois son ministre Necker ; ces remerciements peuvent aller jusqu'à la flatterie, voire la flagornerie.
Le sujet le plus souvent abordé concerne les impôts indirects, et notamment la gabelle ; les Français la trouvent particulièrement injuste car, bien que le sel soit un « don de la nature », il est lourdement imposé, et les gabelous agissent sans modération. Les droits frappant le vin et le tabac, produits qui aident le paysan à supporter sa difficile condition, sont eux aussi dénoncés. Les impôts directs (taille, vingtième, capitation…) sont critiqués : le tiers demande leur réforme, en général leur simplification et leur remplacement par un impôt unique par tête et, surtout, qu'ils frappent tous les sujets, y compris les nobles et les clercs, en fonction de leurs revenus. Le plus souvent est demandée l'instauration d'un impôt foncier proportionnel au rapport de chaque propriété, là encore sans distinction d'ordre.
La justice royale, fort complexe, est l'objet de vives critiques. La réforme demandée va le plus souvent dans le sens d'une simplification : unification à l'échelle du royaume et accélération des procédures. L'honnêteté des juges est tout autant mise en cause que leur compétence. Outre la simplification de la justice, les cahiers demandent l'unification des poids et mesures dans tout le royaume, ce qui favoriserait le commerce, ainsi que la suppression des douanes intérieures et des droits de péage des seigneurs – ou, au minimum, leur confirmation dans le cas où ils sont contestés.
Parfois les cahiers du tiers demandent que la noblesse ne soit plus héréditaire, ou alors sur une seule génération, et qu'elle ne soit accordée qu'à ceux qui, par leur dévouement à la société, se sont montrés dignes de certaines places.
Les cahiers demandent que les paysans puissent racheter les droits féodaux, plus rarement leur suppression pure et simple. Le casuel (paiement des actes du culte, comme le baptême ou le mariage) est critiqué, la corruption des mœurs religieuses aussi – surtout si les cahiers sont rédigés par des curés qui n'hésitent parfois pas à attaquer leur hiérarchie. Les cahiers illustrent l'inégalité de revenus entre les paysans du royaume. Dans des régions pauvres comme le Berry, certains se plaignent que le sol « n'est susceptible d'aucune production que de seigle, encore en petite quantité, trois [grains] pour un de l'ensemencement au plus dans les meilleurs terrains » (cahier de la paroisse de Préveranges, près de Châteaumeillant).
La question des chemins et de leur entretien est souvent abordée ; depuis les philosophes des Lumières et les physiocrates, ce thème occupait une place privilégiée dans la réflexion sur l'économie du royaume. Les paysans affirment que les corvées, autrefois acquittées en nature, par leur travail, et désormais transformées en impôts, sont d'un coût trop lourd, tandis que les travaux réalisés le sont au bénéfice des privilégiés plutôt qu'en fonction des nécessités du travail agricole ; en conséquence, les cahiers demandent souvent que les privilégiés assument seuls l'essentiel de l'entretien des routes.
Le problème du bois, « rare et fort cher », est souvent étroitement lié à l'établissement de forges, qui font monter localement le prix du bois, ce qui en prive les paysans. La sécurité – vagabonds, mendiants… – est parfois évoquée, et les cahiers demandent en général que l'Église ou les riches organisent la charité. Certains cahiers demandent que les curés soient élus par les paroissiens afin qu'ils restent redevables de leur charge à leurs ouailles et leur soient en tout dévoués ; parfois, l'on propose même que les évêques soient choisis parmi les curés reconnus comme exemplaires, et non selon la naissance ou la faveur, l'intrigue, voire par simonie. Le droit de chasse est l'objet de vigoureuses critiques, et devrait être limité, disent les cahiers, par l'interdiction de chasser dans les terres ensemencées ou en culture.
La suppression des ordres religieux, surtout des ordres mendiants, est souvent évoquée car ils sont dénoncés comme inutiles, tandis que certains cahiers montrent la force des pratiques religieuses les plus traditionnelles en demandant le rétablissement des processions afin de conjurer les dégâts naturels, fréquents en 1787-1788 (ouragans, froid intense, etc.). Parmi les doléances exprimées, notons encore la dépopulation des campagnes au profit des villes, le luxe qui s'étale dans celles-ci, le dérèglement des mœurs qui s'ensuit ; les cahiers demandent alors l'imposition des marques de richesse (voitures, chevaux, valets…). Sur le plan économique, les doléances, lorsqu'elles s'expriment, vont dans le sens du protectionnisme (imposition voire interdiction des marchandises en provenance de l'étranger), ou parfois, sous l'influence inverse des physiocrates, les cahiers réclament le libre-échange.
Lorsque l'on passe aux cahiers de synthèse des bailliages principaux, et plus encore à ceux qui furent réellement communiqués aux hommes du roi lors des états généraux, certaines doléances deviennent plus répandues. Les thèmes politiques, et notamment la question du vote par tête et non par ordre, qui était l'un des sujets souvent repris par les cahiers du premier échelon, devient l'une des principales demandes. De même, les cahiers des états généraux s'expriment souvent sur la forme du gouvernement, et reprennent parfois habilement l'injonction de Louis XVI dans sa Lettre du 24 janvier : l'« ordre constant et invariable dans toutes les parties du gouvernement » se traduit alors en nécessité ou exigence d'une Constitution.
Les influences évidentes dans les cahiers
Des cahiers du tiers état, l'on peut retenir la sincérité qui éclate dans les termes utilisés par la plupart d'entre eux, le respect du roi et de la monarchie, mais aussi l'envie de changement. Pour mesurer plus précisément l'état de la France à la veille des états généraux, il faut rappeler l'influence de certains libelles, en général imprimés à Paris où ils furent fort répandus, moins largement diffusés parmi les campagnes les plus lointaines ou les plus pauvres. L'on trouve dans les cahiers les marques de certaines conceptions philosophiques, politiques et économiques de leurs rédacteurs, surtout aux échelons supérieurs, au point que certains cahiers s'apparentent à des résumés de quelques-unes des idées novatrices du temps. Les documents administratifs, notamment les conclusions de l'assemblée des notables sur la composition des députations des trois ordres (23 avril 1787) et la Lettre du roi du 24 janvier 1789, furent souvent repris dans les suggestions de réforme de l'administration. Les projets d'impôts de Turgot et de Calonne, ou celui de contrôle des pensions royales dû à Necker, se retrouvent également dans les cahiers de doléances. Enfin, l'influence des présidents de séance dans la rédaction des cahiers fut parfois déterminante, au point que certains cahiers reflètent davantage sans doute les idées du rédacteur que celles de l'assemblée.